L’écho rouge du Val de Loire

L’Anjou, c’est le bruissement de la Loire sur les galets, la caresse du vent sur les rangs de vigne, la lumière souple sur les coteaux. Ici, les rouges sont longtemps restés dans l’ombre docile des grands blancs. Mais un cépage, modeste par sa tannicité, éclatant par sa franchise, a retourné la scène : le cabernet franc.

Est-il, pour autant, le porte-voix authentique des rouges d’Anjou ? Ou n’est-il qu’un acteur parmi d’autres, trimballant sa légende de Chinon à Savennières, polymorphe, insaisissable ? Il faudrait le goûter d’un millésime à l’autre, le lire à travers les sols et les mains qui l’élèvent. Mais avant, écoutons son histoire et ce qui la distingue.

La mosaïque rouge de l’Anjou : biographie d’un paysage viticole

Le rouge d’Anjou n’a rien d’un monolithe. Il épouse des parcelles fragmentées qui dialoguent avec la lumière, les précipitations, la nervure des sols. D’après les chiffres du Syndicat des Vins de Loire (2022), le vignoble d’Anjou couvre environ 13 000 hectares, dont près de 4 600 hectares consacrés au cabernet franc, soit plus d’un tiers de l’encépagement total dans la région (Vins Val de Loire).

D’autres rouges s’invitent au banquet : cabernet sauvignon, grolleau, pineau d’Aunis, côt (malbec). Mais nulle part ailleurs qu’en Anjou le cabernet franc ne se frottait autant aux rivières souterraines du schiste, du tuffeau, du sable. Ici, c’est un cépage de contrastes, dont la trace, selon le chercheur Raymond Hamon, remonte au moins au 17e siècle.

Un cep venu d’ailleurs, enraciné ici

Le cabernet franc est sans doute originaire du Pays basque ou du piémont pyrénéen (Viala & Vermorel, Ampélographie, 1905). Il mettra trois bons siècles à conquérir la Loire. Au 18e siècle, il figure dans un recensement sous le nom de « Breton ». Pas de noble cape, mais déjà une vivacité acide qui sied aux fresques de l’Anjou.

Ce qu’on oublie souvent, c’est qu’il doit son ancrage à Claude de Girard, abbé de Bourgueil, qui repiqua dans les jardins de l’abbaye ce raisin facétieux venu « des Charentes ou d’Espagne ». De là, il s’est faufilé dans le val. En Anjou, il découvre les côteaux plus arides, les alternances de graviers, d’argiles et de schistes.

Schistes, sables et tuffeaux : quand le terroir modèle le cabernet franc

Si l’on parle tant de représentativité, c’est bien parce qu’un cépage, c’est un langage qui se teinte de l’accent du sol. En Anjou, la dualité géologique est nette :

  • Au sud, vers Brissac-Quincé ou Martigné-Briand : schistes sombres, grès, argiles profondes. Les cabernets y prennent le large, offrent une chair charnue, des tannins soyeux, parfois cette note mentholée caractéristique.
  • À l’ouest et au nord, près de Saumur : les tuffeaux, pierres blondes, retiennent la lumière et drainent, aidant le cabernet franc à ciseler des rouges élancés, presque aériens. Moins larges, plus affilés, avec un fruit qui danse sur la langue.

La diversité de ces terres multiplie les voix du cépage. Ce n’est pas un hasard si l’appellation Anjou Villages requiert obligatoirement le cabernet franc (seul ou assemblé avec du cabernet sauvignon), exprimant la volonté de prendre ce cépage pour étalon du rouge local.

Quelques chiffres récents (INAO 2022) :

  • L’appellation Anjou Villages couvre 779 hectares, soit près de 17% de la production de rouges de la région.
  • Le cabernet franc compose 70 à 100% des assemblages, avec en moyenne 87% des surfaces plantées sur les terres d’Anjou Villages.

Le parfum des rouges d’Anjou : portrait sensoriel

Qu’est-ce qui signe un cabernet franc de l’Anjou ? On imagine souvent une trame herbacée, la note pure du cassis, ce poivre blanc — mais la réalité est plus nuancée.

  • Au nez : la violette, la cerise noire, le poivron (doux, pas agressif), parfois la pivoine ou la ronce, selon les millésimes.
  • En bouche : une structure élégante, parfois linéaire dans la jeunesse, mais qui s’arrondit avec le temps. Les tannins savent se faire caresse. Le climat angevin, tempéré et jamais hostile, favorise la maturité tout en gardant la fraîcheur.
  • En finale : souvent cette impression de pierre humide, de craie, ou, sur schiste, une tension presque saline.

La grandeur du cabernet franc, en Anjou, c’est de savoir s’abstraire des excès. Ici, point de lourdeur, point de confiture : le rouge respire, cultive la fluidité, la digeste élégance. Olivier Pouteau (Master of Wine, conférence 2023) le résume ainsi : « Le cabernet franc d’Anjou, c’est la vivacité retenue, jamais la démonstration.»

Les autres cépages rouges d’Anjou : comparaisons et cohabitations

Dire que l’Anjou ne connaît que le cabernet franc serait mentir. D’autres raisins participent à la symphonie :

  • Cabernet sauvignon : il offre une trame tannique plus puissante, mais a longtemps servi surtout d’appoint, pour densifier les rouges.
  • Grolleau : cépage autochtone, il exulte dans les rosés et les rouges légers, grignoté par la mode du bio et du vin nature mais marginalisé sur les grandes cuvées d’Anjou Villages.
  • Pineau d’Aunis : moins répandu à l’ouest, plutôt sur des parcelles confidentielles, explose en bouche par ses arômes poivrés — mais c’est la Loire voisine, du Vendômois à Saumur, qui lui rend surtout hommage.
  • Côt (malbec) : autrefois moteur des rouges d’Anjou, il subsiste à l’état de traces, rarement majoritaire dans les assemblages contemporains.

Pour le rouge, la hiérarchie est sans ambiguïté : le cabernet franc occupe le terrain. Parmi les AOC Anjou et Anjou Villages, il représente à lui seul entre 70% et 95% de l’encépagement destiné aux rouges (Source : InterLoire 2022).

Cabernet franc et identité : plus qu’un cépage, une culture

Ce cépage incarne-t-il à lui seul l’essence de l’Anjou rouge ? Plusieurs éléments plaident pour :

  • Sa capacité à révéler la typicité des sols (schistes, sables, tuffeaux), offrant un véritable miroir du terroir local.
  • Son histoire étroitement liée aux évolutions sociales et agricoles du Val de Loire, des vignerons créateurs du bio dans les années 1980 aux jeunes générations qui revendiquent aujourd’hui des vinifications plus naturelles.
  • Sa polyphonie aromatique, capable de séduire le palais traditionnel comme le néo-amateur adepte de vins frais, épurés, voire glougloutants (comme on aime le dire dans le métier).

Mais s’en tenir à une lecture unique serait approximatif : la diversité culturelle de l’Anjou, sa valse entre tradition et expérimentation, invite justement à s’affranchir des dogmes. Certains jeunes domaines n’hésitent plus à remettre sur le devant de la scène le pineau d’Aunis ou à travailler, sur micro-parcelles, des cuvées de grolleau pur, longtemps invisibilisées par l’hégémonie du cabernet franc. (Voir le travail du Domaine Ogereau et des « Mutines » de Sablé-sur-Loire.)

Le cabernet franc demain : défier les millésimes, embrasser la transition

Il serait tentant d’encenser ce cépage comme une icône immuable. Pourtant, le cabernet franc se remet sans cesse à l’ouvrage : la multiplication des hivers cléments, les printemps précoces — conséquences du changement climatique — bousculent ses repères.

Les vignerons observent des vendanges parfois avancées de deux semaines par rapport aux années 1980 (source : Observatoire Viticole Loire, 2023). La question de la maturité, du degré alcoolique, et de la préservation de la fraîcheur devient centrale. Beaucoup optent pour des macérations douces, voire des élevages en amphore pour dompter la puissance et garder l’esprit d’équilibre du cabernet franc.

Parallèlement, les recherches sur la biodiversité intra-parcellaire (AgroParisTech, 2022) montrent que les vieilles vignes de cabernet franc favorisent la microfaune des sols et la régulation naturelle des maladies cryptogamiques. Ce cépage, au-delà de sa force organoleptique, est ainsi un partenaire de la transition agro-écologique en Anjou.

Un fil rouge, pour accueillir l’inattendu

Oui, le cabernet franc est certainement le cépage rouge le plus représentatif de l’Anjou. Non pas parce qu’il efface tout le reste, mais parce qu’il est, ici plus qu’ailleurs, traversé par la lumière de ses sols, animé par ses vignerons, modifié par le temps et les gestes.

Il demeure le fil rouge : celui qui relie la tradition angevine à sa modernité, du vin suave des siècles passés à la chair vive des cuvées naturelles et des rouges frais d’aujourd’hui. C’est un cépage de transformation, de transmission, vibrant, jamais figé. En somme, un miroir vivant, qui ne cesse de mûrir et de rouler, à l’image de ce pays d’Anjou.

Sources : InterLoire, INAO, Vins Val de Loire, AgroParisTech, Olivier Pouteau MW, Ampélographie de Viala & Vermorel (1905), Syndicat des vins de Loire, Observatoire Viticole Loire, domaines vignerons.

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