Un cépage caméléon : références et chiffres-clés

Avant d’applaudir le chenin pour ses multiples performances, il faut rappeler quelques repères. Originaire très probablement d’Anjou, le chenin est documenté dès le IX siècle, évoqué sous le doux nom de “Plant d’Anjou” (source : Dictionnaire encyclopédique des cépages, Pierre Galet). Aujourd’hui, sur les quelque 10 800 hectares plantés en France, près de 75% se situent en Pays de la Loire, dont l’essentiel en Maine-et-Loire (Observatoire des Cépages, InterLoire, 2022).

  • Superficie en Maine-et-Loire : 7 830 hectares (2023, FranceAgriMer)
  • 10 appellations dédiées ou dominées par le chenin sur le département
  • Styles produits : brut effervescent, blanc sec, blanc moelleux, liquoreux, vin orange, même quelques amphores et essais de macération

Cet éventail pose déjà la question : le chenin blanc, s’il n’est pas le roi du Maine-et-Loire, en est sans conteste le funambule.

Séducteur sous toutes ses formes : le chenin à l’épreuve des styles

Des grands secs verticaux aux épanouis moelleux

Le chenin sait s’effacer derrière la terre, ou s’imposer par la douceur d’un sucre parfaitement intégré. Sur les sables et graviers de l’Anjou Blanc, il chante par sa fraîcheur, ses arômes de poire mûre, de coing, parfois de fleurs blanches et d’herbes fines. Côté schistes, il tend son fil, déroule une verticalité minérale qui lui confère, chez certains producteurs comme Richard Leroy ou Thibaud Boudignon, une étonnante capacité à la garde (jusqu’à plus de 30 ans pour certains millésimes rares, La Revue du Vin de France, n°646, 2021).

  • Blanc sec : Cristallin, tendu, parfois épuré à l’extrême (appellations Savennières, Anjou Blanc, Saumur Blanc)
  • Moelleux : Sur la patience et la lisière de la pourriture noble (Coteaux du Layon, Quarts de Chaume, Bonnezeaux), il embrasse la figue, l’abricot sec, le miel et l’encens, sans jamais sombrer dans l’écœurement
  • Effervescent : Le chenin se prête à la bulle depuis le XIX siècle (Saumur Brut, Crémant de Loire), avec des productions représentant plus de 40% du volume du Maine-et-Loire (InterLoire)

Réinventer ses contours : vins de macération, amphores et expériences

Depuis une quinzaine d’années, guidés par la soif d’interpréter le cépage sous un jour nouveau, des vignerons d’Anjou et de Saumur se sont engagés sur les terres de la macération pelliculaire. La Table du 8 à Chavagnes a ainsi consacré plusieurs cuvées en macération longue, titrant jusqu’à 30 jours, offrant au chenin une amplitude tannique inédite.

L’amphore, quant à elle, permet de révéler une autre dimension du cépage, comme en témoigne le “Lot 03” de Claire et Florent Bejon (Dampierre-sur-Loire), qui conjugue la franchise des fruits blancs à un toucher de bouche tout en douceur.

Terroirs et climats : le chenin à l’écoute de la terre

L’ancrage au pays des contrastes

Le Maine-et-Loire, c’est le paysage des nuances : sables, limons, tufs crayeux, schistes bleu-ardoise. Le chenin, plus que tout autre cépage ligérien, semble jouer le rôle d’une peau sensible. Un chenin de schiste n’a rien d’un chenin de calcaire. Le premier darde l’acidité et la tension, l’autre offre une sphère, une rondeur presque onctueuse.

  • Schistes d’Anjou Noir : Vins austères en jeunesse, longs à l’évolution, notes fumées, caractère “taillé à la serpe”
  • Tufs de Saumur : Amplitude, aromatique florale, legère salinité en bouche
  • Coteaux du Layon : Altitude modérée, brumes de la Loire, conditions uniques pour la pourriture noble (botrytis cinerea), nécessaires aux grands liquoreux

C’est dans l’interaction du sol, du raisin et du vigneron que le chenin touche au sublime — ou au ratage. Pour produire des liquoreux dignes de ce nom, il faut de la patience, de l’intuition, et parfois trois à cinq tris manuels dans la même parcelle (Source : Domaine des Baumard).

Les frontières du possible : ce que le chenin ne peut pas (encore)

Le chenin blanc, pourtant, n’est pas le cépage sans frontières qu’on veut bien imaginer. Il réclame des attentions que d’autres supporteraient moins mal. Il est sensible à la coulure, sujet aux années fraîches défavorables (voir le gel de 2021, avec -45% de récolte sur les chenins destinés au Layon, Agreste Anjou, 2021).

  • Sensible à l’oxydation en phase de vinification, il demande un soin constant en cave
  • Peu adapté aux climats méditerranéens : hors Val de Loire et Afrique du Sud, il donne rarement des résultats aussi éclatants
  • Difficile à maîtriser sur les gros rendements (au-delà de 50 hl/ha), où il perd en complexité et en personnalité
  • Demande, pour les liquoreux, de la brume et un automne long ; années sèches = impossible d’avoir la pourriture noble adéquate

Par ailleurs, la multiplication des flacons nature a montré que le chenin, s’il peut tolérer les élevages et les fermentations non interventionnistes, ne pardonne pas l’à-peu-près. Certains vins, mal conduits, glissent vers l’oxydation ou la lourdeur.

Dans le verre et dans la vie : émotions, perspectives et dissidence

Évoquer le chenin en Maine-et-Loire, c’est aussi parler d’une communauté de goût. Sur les tables d’Angers, d’Aubance ou de Saumur, le chenin s’impose comme l’interlocuteur de toutes les cuisines :

  • Avec un crémant bien sec, on relève l’huître et le tartare de bar
  • Sur un sec vibrant, les fromages locaux (chèvre frais, crottin de Chavignol) s’illuminent
  • Un liquoreux discret vient caresser le bleu d’Auvergne ou escorter la tarte fine aux poires
  • Un chenin d’amphore, aux tanins délicats, offre une passerelle audacieuse aux volailles rôties ou à la cuisine végétale

Il existe aussi des dissidents. Certains vignerons questionnent la suprématie hégémonique du chenin, plaidant pour un retour d’autres cépages ligériens oubliés, ou s’essaient à des assemblages inédits — le pineau d’Aunis, parfois, fait une timide réapparition. Cela prouve que le chenin n’a pas absorbé tout l’écosystème, même s’il en est le phare le plus éclatant.

Vers un avenir mouvant pour le chenin blanc en Maine-et-Loire

Le chenin blanc n’a jamais été aussi exploré, aussi questionné. Les progrès du bio et la biodynamie, désormais majoritaires ou en forte croissance (65% du vignoble angevin est certifié ou en transition, InterLoire 2023), redonnent au chenin un éclat singulier. Face au réchauffement climatique, les vignerons cherchent à préserver l’acidité du cépage, parfois en vendangeant plus tôt, parfois en orientant la vigne vers des expositions plus fraîches, parfois encore en revenant à des modes de conduite plus rustiques (gobelet, enherbement spontané).

Son potentiel semble inépuisable, mais la vraie question demeure : c’est moins le chenin qui fait tout, que le Maine-et-Loire lui offre de tout faire. C’est là que réside la magie et la limite de cet art vivant. Le chenin peut tout, tant qu’il y a des mains pour l’écouter, pour ne pas le trahir, pour recommencer, différemment à chaque millésime.

Ce fil tendu entre le cépage, la terre et l’intuition des hommes et femmes du Maine-et-Loire, voilà ce qui fait du chenin blanc une étoile filante et, peut-être, le plus complexe et sensuel des vins blancs de France.

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