Un cépage longtemps boudé, aujourd’hui redécouvert

Qui s’est déjà égaré sur une petite route entre la Loire et Layon a vu, dans les vignes, ces grappes d’un violet profond, à la peau fine comme du papier froissé. Le grolleau noir, discret dans le rang, l’est aussi dans les conversations : on l’a souvent connu relégué derrière la flamboyance du cabernet franc ou la modestie joyeuse du gamay. Il n’a pas l’aura des grands cépages, ni la réputation facile. Et pourtant, impossible d’arpenter l’Anjou sans croiser son nom, récit d’une histoire presque souterraine.

Né sur les terres du Maine-et-Loire (documenté dès le XIX siècle selon le Dictionnaire encyclopédique des cépages de Pierre Galet), le grolleau noir tire peut-être son nom du mot angevin « », faisant référence à sa grappe large ou à la corne (ancien nom : « grolleau cornu »). Il a été longtemps planté, couvrant jusqu’à 11 000 hectares à l’apogée des années 1960 (source : InterLoire), principalement pour alimenter les volumes croissants de rosés d’Anjou. Redescendu sous les 2 000 hectares au XXI siècle, il regagne aujourd’hui du terrain, mais surtout du crédit, grâce à la nouvelle génération de vignerons qui ose le mettre en avant en rouge, loin des assemblages anonymes.

Qu’est-ce qui fait donc du grolleau noir une pièce unique dans la mosaïque ligérienne ? Où réside sa différence ? Et que peuvent bien raconter d’autre ces baies sombres, lorsque, vinifiées en rouge, elles prennent le temps d’exprimer leurs notes et leurs nuances ?

Portrait sensoriel et ampélographique du grolleau noir

Il suffit d’observer une grappe de grolleau noir pour comprendre qu’on a affaire à un cépage tout en subtilité. Les baies sont moyennes, couvertes d’une pruine violacée, la chair tendre, le jus clair. En bouche, tout est délicatesse : peu tannique, peu alcoolique, mais d’une fraîcheur marquée. Son acidité naturelle lui donne cette tension qui court toute la bouche, comme un frisson, et qui s’accorde si bien avec les brumes de la Loire.

Au registre des arômes, la palette oscille entre les fruits rouges frais (groseille, fraise des bois, grenadine) et des touches poivrées ou végétales, parfois une pointe d’iris ou de rose (source : Vignes et Vins de Loire, éditions Féret). On note aussi, selon la maturité, un accent presque mentholé ou réglissé. C’est là toute l’énigme du grolleau : croquant mais pas simplet, acidulé mais jamais maigre.

  • Peu tannique : Ce n’est pas un cépage de puissance, mais de fluidité.
  • Alcool modéré : Rarement plus de 12 à 12,5% vol., ce qui rend ses vins digestes.
  • Excellente acidité : Garde fraîcheur et éclat, même sur des millésimes solaires.
  • Sensibilité au botrytis : Peut être délicat à conduire, d’où la nécessité de terroirs bien ventilés.

Dans la vigne, il aime les sols pauvres, sableux ou schisteux, et se plaît sur les pentes exposées, mais il n’est pas avare d’un peu d’humour noir : ses rendements généreux le rendent sensible à la surproduction, ce qui, mal maîtrisé, peut le rendre commun ou dilué.

Un cépage façonné par la Loire : terroirs et influences

Impossible de parler du grolleau noir sans évoquer son ancrage ligérien. Il fait partie de ce qu’on appelle les « cépages autochtones » dans la région, adapté au jeu d’équilibre entre douceur ligérienne et fraîcheur des brises fluviales.

  • En Anjou : Les sols de schistes noirs, notamment autour de Rablay-sur-Layon ou Saint-Lambert-du-Lattay, font vibrer sa fraîcheur naturelle et renforcent ses arômes de baies acidulées.
  • Dans le Saumurois : On le rencontre ponctuellement, mais il préfère la proximité des affluents de la Loire, alliés naturels contre le gel de printemps.
  • En Touraine : Surtout cultivé sur les sables et graviers légers du Cher et de l’Indre, le grolleau y brille parfois dans des assemblages traditionnels.

Ce n’est pas un hasard si nombre de vignerons travaillant en bio ou en biodynamie se sont réapproprié le grolleau noir. Sa fraîcheur naturelle épouse bien les pratiques peu interventionnistes, où on récolte à bonne maturité pour laisser parler la légèreté sans verser dans la verdeur.

Du rosé de soif au rouge d’auteur : évolution des usages

Longtemps, le grolleau noir a été principalement utilisé dans l’élaboration de rosés, associés aux heures gaies et insouciantes de l’Anjou. Il a été la colonne vertébrale du rosé d’Anjou, mais en rouge – longtemps réservé à la consommation locale, voire personnelle – il a connu une quasi-disparition jusqu’à l’aube des années 2000. Depuis, plusieurs vignerons curieux, comme Jérôme Lenoir à Martigné-Briand, Sylvain Dittière (La Porte Saint Jean) ou Vincent Ogereau, se sont enthousiasmés pour ses nuances et sa capacité à livrer autre chose qu’un simple vin léger.

  • Vinification en macération courte : Généralement entre 5 et 10 jours, pour garder fruité et fraîcheur, tout en limitant l’extraction des tanins.
  • Vinification en macération carbonique : Pour obtenir des rouges très fruités, presque sur la gourmandise du bonbon anglais.
  • Assemblages : Certains l’associent encore au cabernet franc ou au pineau d’aunis pour offrir des vins rouges plus harmonieux dans des cuvées typiques d’Anjou ou de Touraine.

Le paysage s’enrichit aujourd’hui de cuvées rares, qui osent la pureté du grolleau noir en rouge solo – souvent hors des cadres des AOP, en Vin de France. Elles se distinguent par leur couleur rubis clair, leur bouche juteuse, presque saline, et une buvabilité qui défie l’apéritif ou le plat rustique.

De l’ombre à la lumière : grolleau noir et la nouvelle vague ligérienne

Si le grolleau noir sort peu à peu de l’ombre, c’est qu’il s’accorde parfaitement aux attentes de notre temps : authenticité, fraîcheur, buvabilité. Son profil léger le rend compatible avec des modes de consommation plus sobres, des mets plus végétaux, et une recherche de vins « faciles à vivre » mais dotés d’une vraie identité. Parmi les domaines qui lui rendent hommage, Pierre Ménard, Baptiste Cousin, Les Vins d’Olivier, ou Pascal Biotteau proposent des cuvées qui naviguent entre soif échevelée et profondeur insoupçonnée.

  • Renaissance de l’identité ligérienne : Les jeunes vignerons voient dans le grolleau, longtemps considéré comme cépage de « masse », un support d’expression authentique du terroir d’Anjou.
  • Esthétique nouvelle : Le grolleau noir, loin d’être un « vin de soif » anodin, incarne aujourd’hui la nouvelle vague de rouges souples, frais, vivants, à la fois complexes et dénués de pose.
  • Vers l’avenir : Face au réchauffement climatique, sa capacité à garder une acidité naturelle et à produire des vins peu alcoolisés pourrait être un atout décisif pour la viticulture ligérienne (source : Institut Français de la Vigne et du Vin).

À table avec le grolleau : accords et poésie du quotidien

Le grolleau noir, lorsqu’il s’exprime en rouge, aime l’audace des accords simples mais francs. Servi légèrement rafraîchi, il accompagne à merveille :

  • Une rillette d’Anjou ou une terrine de campagne
  • Des légumes grillés, poêlée d’aubergines
  • Un fromage de chèvre frais
  • Une tarte aux oignons, voire une simple galette de sarrasin

Il se joue des codes : on le reçoit pour ce qu’il est — sincère, direct, un compagnon de table plutôt qu’une tête d’affiche.

Quelques chiffres pour mieux cerner le grolleau noir

  • Superficie plantée dans le Val de Loire : environ 1 900 ha (source : 2022, InterLoire).
  • Proportion en vinification rouge : moins de 5 % du grolleau ligérien est vinifié en rouge pur, le reste allant majoritairement au rosé.
  • Cycle végétatif : pousse tôt au printemps, maturité environ une semaine avant le cabernet franc.
  • Rendement moyen : 50 à 60 hl/ha en production qualitative (en bio, souvent moins de 35).

Le grolleau noir, au fil du temps

Hier cantonné à l’ombre, aujourd’hui porté en étendard d’une viticulture ligérienne à la fois fidèle à ses racines et inventant de nouveaux chemins, le grolleau noir réapprend à raconter la Loire en rouge. Il dessine de nouveaux horizons pour les buveurs curieux : de ceux qui cherchent moins la puissance que la fraîcheur, moins la gloire que la sincérité vibrante d’un vin à échelle humaine. Chaque verre de grolleau noir, c’est la promesse d’un paysage qui palpite – entre les rives minérales de Loire et la gaieté nuancée d’un été angevin.

Sources :

  • Dictionnaire encyclopédique des cépages, Pierre Galet
  • InterLoire (Chiffres statistiques 2022)
  • Féret, Vignes et Vins de Loire
  • Institut Français de la Vigne et du Vin
  • Sites des domaines cités

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