Un cépage, des souvenirs d’enfance

Le pineau d’aunis, on le croise parfois comme une ombre sur les cartes des cavistes ou, plus rare encore, sur celles de quelques restaurants aventureux. Son nom s’échappe comme une énigme, bruissant face aux cabernets omniprésents et aux chardonnays flamboyants. Et pourtant, lorsqu’il passe dans le verre, le pineau d’aunis ne ressemble à personne : nez de poivre gris, bouche frêle à peine colorée, vibration presque saline... Un vin qui ne s’impose pas, mais s’insinue.

Son histoire, elle, navigue à rebours : autrefois planté à foison sur les coteaux schisteux et les sables du nord de l’Anjou, du Vendômois, parfois jusqu’aux confins du Pays nantais, ce cépage a failli être balayé par la modernité. Aujourd’hui, il bascule d’une marginalité assumée vers une lumière nouvelle, porté par la curiosité des amateurs, la ténacité des vignerons et le souffle d’une époque en quête d’authenticité. Alors, confidentiel ou renaissant ? Derrière la question, tout un pan d’identité ligérienne se recompose.

Un passé glorieux : l’Aunis, bien avant la défiance

Le pineau d’aunis enracine son nom dans l’abbaye d’Aunis, près de Saumur, mais son épopée démarre vraiment au Moyen Âge. Présent dans les archives angevines dès le XIII siècle (source : Olivier Jacquet, Histoire et patrimoine de la vigne et du vin en Anjou), il partage alors la scène avec le cabernet franc et d’anciens cépages aujourd’hui oubliés. Au gré des siècles, le pineau d’aunis conquiert Vendôme, le Saumurois, la Touraine, le Loir-et-Cher : la Loire lui sert d’autoroute.

  • Jusqu’au XVIII siècle, il figure parmi les variétés les plus plantées dans la région Centre-Val-de-Loire.
  • Les rois Plantagenêt et le cardinal de Richelieu en étaient, dit-on, férus.
  • Il voyage jusque sur les tables anglaises, où il devient le fameux “Wine of Anjou”.

Son apogée atteint cependant son point de bascule : le XIX siècle marque le début de ses déboires. L’arrivée du phylloxéra, les décrets d’AOC favorisant cabernet et gamay, l’émergence du goût pour les rouges puissants et colorés… Le pineau d’aunis, lui, semble démodé, jugé trop léger, trop végétal, parfois dédaigné pour ses notes épicées atypiques.

Le creux de la vague : des années d’oubli

Dans l’après-guerre, la surface du pineau d’aunis s’effondre. En 1958, l’INAO recense moins de 1 200 hectares en France. Aujourd’hui, le chiffre oscille péniblement autour de 600 à 800 hectares selon les millésimes et selon l’IFV (Source IFV), soit selon certains moins de 0,1 % du vignoble français.

  • Dans le Loir-et-Cher : environ 300 ha utilisés, principalement en AOC Coteaux du Vendômois, avec une rareté croissante.
  • En Anjou et Saumur : quelques dizaines d’hectares survivants, souvent intégrés en assemblage ou réservés à des vins de copains locaux.
  • En Touraine et Fiefs Vendéens, la culture subsiste de façon confidentielle.

Lors des grandes restructurations du vignoble, beaucoup d’anciennes parcelles d’aunis sont arrachées ; les jeunes plants se font rares. Trop “différent”, trop “rusé”, diront certains : le pineau d’aunis semble alors condamné à ne survivre que dans quelques enclaves, cultivé par fidélité plus que par conviction commerciale.

Identité et palette : pourquoi l’aunis séduit-il autant aujourd’hui ?

À l’heure où le vin du monde s’uniformise parfois, l’aunis fait figure de frondeur. Il refuse la démonstration de puissance, impose un parfum rare — le poivre blanc, le bourgeon de cassis, la pivoine, une pointe gouleyante (source : Jacques Puisais). On le reconnaît à l’aveugle comme une empreinte digitale.

  • Un profil plus léger, digeste, souvent entre 11 et 12,5° : il correspond à la nouvelle envie de vins buvables, sans lourdeur ni extraction.
  • Une signature aromatique unique : en bouche, il se distingue par son fruit subtil et ses notes épicées (poivre, girofle, baies roses), inédites dans la famille des rouges français.
  • Une adaptation au changement climatique : encépagé sur des terroirs de tuffeau, de sable ou de schiste, il garde de la fraîcheur même lors des millésimes solaires. Là où cabernet et gamay mondialisés montent en alcool, l’aunis résiste.
  • Capable d'exister en rouge, rosé et effervescent : on le retrouve aussi bien dans les Coteaux du Vendômois gris que dans les perlants du Saumurois ou en nature pure dans les cuvées d'Anjou.

Le pineau d’aunis incarne à merveille l’anti-héros du verre contemporain : sans artifices, parfois difficile à dompter, mais profondément sincère.

La renaissance au fil des mains et des millésimes

Depuis les années 2000, un mouvement souterrain s’amorce. Quelques vignerons intrépides, souvent installés sur des micro-parcelles, remettent l’aunis au centre du jeu. Chez eux, le cépage redevient une promesse : produire du vin vivant, local, nourri du terroir et de sa singularité.

  • Dans le Vendômois, Patrick Corbineau, Cazin ou le domaine Patrice Colin le mettent à l’honneur pour des cuvées grises ou rouges élancées.
  • En Anjou, la nouvelle génération — Nicolas Réau, Marie et Warren Truchon, Richard Leroy, Jérémie Mourat dans le Sud Vendée — multiplie les micro-cuvées où l’aunis compose des rouges modernes, parfois en macération carbonique, parfois dans la pureté du fruit.
  • À Saumur, certains vignerons osent des bulles de pineau d’aunis d’une élégance rare.

Les résultats ne se font pas attendre chez les prescripteurs : critiques hexagonaux (Bettane+Desseauve, RVF, Le Rouge & le Blanc), importateurs nord-américains séduits par la digestibilité, néo-bistrots parisiens et wine-bars branchés inscrivent désormais l’aunis sur leurs ardoises. Le phénomène dépasse aussi les frontières : au Danemark, en Californie, on découvre avec étonnement la fraîcheur du pineau d’aunis ligérien.

L’aunis, cépage signature des nouvelles vagues

  • Sur Instagram, #pineaudaunis culmine à plus de 12 000 publications en 2024, témoin de son attrait chez les amateurs et sommeliers influents (source : Instagram search, juin 2024).
  • Chez les découvreurs (RAW Wine, salons Rue89 des vins nature), son nom circule plus que jamais.
  • Le Conservatoire National du Pineau d'Aunis, fondé à Thorée-les-Pins (Sarthe), abrite depuis 2012 plus de 80 “écotypes” différents — preuve d’un intérêt renouvelé pour la diversité génétique du cépage (source : Conservatoire Pineau d'Aunis).

Chiffres, tendances et défis : atouts fragiles, menaces persistantes

Certes, la surface replantée reste modeste avant 2022 : selon Agreste, moins de 10 hectares nouveaux plantés par an sur le plan national, dont l’immense majorité en Loire (Source Agreste).

  • Les jeunes plants de pineau d’aunis se négocient à prix d’or, conséquence d’une demande supérieure à l’offre chez les pépiniéristes.
  • De nombreux domaines lancent des essais en monocépage, mais la réglementation AOC bride parfois la multiplication (l’extérieur du Vendômois limite le 100% pineau d’aunis en Anjou ou Saumur).
  • Le manque de matériels végétaux historiques (sélection massale, préservation des clones) pousse à la création de micro-conservatoires.
  • Le changement climatique pourrait lui ouvrir de nouveaux terroirs inattendus, y compris dans le centre et le sud de la France.

La multiplication récente de cuvées “purs jus d’aunis”, en vin nature ou en culture bio, va de pair avec un surcroît d'éducation du public. Sur les marchés internationaux, l'aunis fait figure d'audace : on le sert par-delà les Alpes ou à Tokyo, souvent au verre, pour sa patte rafraîchissante.

Le pineau d’aunis : symbole d’un renouveau vaste et vivant

La trajectoire du pineau d’aunis épouse celle des vins de vigneron : marginalisé puis célébré, délicat puis recherché, toujours à la frontière entre oubli et éclosion. Sa résurgence n’est pas qu’effet de mode : il incarne l’autre Loire, celle des horizons ouverts, des mains patientes, et des couleurs qui ne se diluent pas.

  • Confidentiel, peut-être, dans les chiffres — mais en pleine renaissance dans l’imaginaire des buveurs et la pratique des faiseurs.
  • Le pineau d’aunis n’a sans doute jamais été aussi surveillé, goûté, désiré qu’en cette première moitié de décennie.
  • Chaque nouveau plant en terre, chaque cuvée risquée est une promesse à la fois patrimoniale et poétique.

Car c’est peut-être là, derrière la question de la résurgence, que se joue quelque chose de précieux : le droit accordé à la diversité, au goût singulier, à la vibration du vivant. Ce qui mûrit, ce qui bouge, ce qui se transforme… voilà bien, en somme, l’élan du pineau d’aunis sur la Loire et ailleurs.

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