Un département ciselé pour le vivant

Il est presque trop simple d’en faire un lieu commun : la Loire est le Jardin de la France. Mais c’est parce que sous cette poésie de façade, la diversité touche ici à la démesure. Gneiss, schiste, calcaire, sables, tuffeau : le Maine-et-Loire, 3e département viticole de France par sa surface (plus de 27 000 hectares en AOC, source : Chambre d’agriculture 2023), porte en lui l’appétit de l’expérience. Sa mosaïque de terroirs a toujours tissé l’audace aux exigences techniques.

Environ 1 500 vigneronnes et vignerons font vivre ce territoire (Données InterLoire, 2022), et si la question de la « nature » revient ici plus qu’ailleurs, c’est que l’Anjou, le Saumurois, les Coteaux-du-Layon n’ont jamais attendu la vague « nature » pour s’interroger sur la place de la main dans la vigne, sur la justesse du geste.

Petite histoire : racines modernes, fruits anciens

La vinification « naturelle » n’est pas un souffle nouveau dans la Loire, elle s’inscrit en héritière d’un cheminement séculaire : pendant longtemps, les vins se font « comme ça vient », sans technique moderne, levure industrielle ni chimie. Ce ne sera qu’après-guerre que la généralisation des traitements, le recours aux intrants (sulfites notamment) et aux outils œnologiques modernes bouleversera le quotidien vigneron.

Le renouveau vient des années 1980-1990, catalysé par quelques figures – anonymes ou iconiques : Richard Leroy, Thierry Puzelat, Les Roches Neuves, puis Marc Angeli ou Olivier Cousin, qui font école en misant sur la « non-intervention », la vendange manuelle, la levure indigène, et un usage minimal, voire nul, du soufre.

Aujourd’hui, ce qu’on nomme « vinification naturelle » (aux contours flous, car non définis légalement – voir France Inter, 2021) s’appuie toutefois sur quelques pratiques-clés :

  • Culture biologique ou biodynamique de la vigne, sans produits de synthèse
  • Vendanges manuelles
  • Fermentation spontanée grâce aux levures propres au raisin
  • Peu ou pas de filtrations ni de collage
  • Soufre limité à l’extrême, voire absent

Données concrètes : quelle place pour le vin nature dans le Maine-et-Loire ?

Combien de bouteilles, combien de domaines ? La question semble simple. La réponse, elle, reste insaisissable, car la vinification naturelle, à la différence de l’Agriculture Biologique, ne bénéficie ni d’un cahier des charges officiel, ni d’un label bénéficie.

On peut néanmoins lire quelques chiffres :

  • Le Maine-et-Loire recense environ 470 domaines certifiés bio (Source : Agence Bio, rapport 2022), soit près du quart des domaines du département.
  • Parmi ces domaines, un sur cinq à un sur quatre s’inscrit dans une démarche revendiquée « nature » – estimation de l’Association des Vins Naturels (AVN). On compte donc une centaine de vignerons identifiés comme produisant du vin nature, auquel s’ajoutent de nombreux artisans qui n’affichent pas ce terme mais partagent ces pratiques en silence.
  • Le Maine-et-Loire est ainsi, avec la Loire-Atlantique et la Saône-et-Loire, l’un des trois bassins les mieux représentés au sein des salons de vins naturels (Raw Wine, La Levée de la Loire, Salon Rue89, etc. – La RVF), totalisant chaque année plus de 80 producteurs exposants sur la Loire lors du salon d’Angers.

Le Maine-et-Loire se signale donc comme un épicentre discret mais vivant pour le vin nature : ici, les chiffres ne disent jamais tout, car dans tant de caves, la nature est moins une revendication qu’un mode d’être.

Mosaïque de pratiques : standard ou exception ?

Si l’on parcourt les coteaux, le vin naturel n’est ni partout, ni marginal. Il s’invite comme une voie singulière dans l’éventail des intentions locales. Le Maine-et-Loire, ancré dans la tradition, a vu nombre de ses grandes maisons s’ouvrir à l’organique, sans pour autant renoncer aux outils œnologiques classiques. Pourtant, on trouve :

  • Des « purs et durs » (Olivier Cousin à Martigné-Briand, Les Griottes au Puy-Notre-Dame, Les Vins de la Sansonnière à Martigné-Briand)
  • Des domaines sur la corde raide (Richard Leroy, domaine Mosse, Patrick Corbineau sur Bourgueil côté Maine-et-Loire)
  • Des vignerons qui, sans radicalité, réduisent intrants et interventions chaque année un peu plus (Château Yvonne, Domaine Bobinet, La Grange aux Belles…)

Ce qui frappe, c’est la fluidité des frontières. D’un chai à l’autre, le « naturel » épouse la singularité du lieu, l’année, la personnalité du vigneron. Certains s’en font le porte-drapeau, d’autres une intime discipline.

L’esprit collectif : réseaux et ancrages

Loin d’être une aventure de solitaires, le nat' angevin s’appuie sur une dynamique collective :

  • L’Association des Vins Naturels (AVN), base référentielle et réseau d’entraide, rassemble près de 250 vignerons en France dont une vingtaine dans le Maine-et-Loire.
  • Les salons alternatifs : La Dive Bouteille (Saumur), la Levée de la Loire (Angers) sont des carrefours où se croisent, goûtent, discutent artisans et publics curieux.
  • Solidarité et transmission : pratiques collectives lors des vendanges, échanges techniques permanents, accueil de stagiaires et de néo-vignerons contribuent à enrichir le maillage social de la vigne angevine (cf. enquête Terre de Vins).

Cette effervescence n’a rien d’un entre-soi : le Maine-et-Loire attire chaque année des porteurs de projet venus de tout l’hexagone, séduit par le climat d’écoute, l’économie plus abordable du foncier, et le dynamisme critique d’une région où l’on parle du vin comme on refait le monde.

Défis du vin nature : entre vérité du terroir et mirages du buzz

Mais cette vitalité n’est pas exempte de tensions. Ici comme ailleurs, la vinification naturelle, portée par son succès médiatique, attire son lot de questionnements :

  • Qualité vs authenticité : Si la demande explose (le marché du vin nature progresse de 15 à 20 % chaque année en France selon les chiffres de l’AVN 2021), certains dénoncent un effet de mode parfois au détriment de la régularité ou de la buvabilité.
  • Manque de cadre légal : L’absence de définition officielle du « vin naturel » (hors mentions privées, dernière tentative la charte Vin Méthode Nature en 2020) laisse place à des interprétations voisines, sources de confusion chez le consommateur (cf. dossier : La Revue du Vin de France).
  • Sensibilité du vin : Ces vins, souvent non sulfités, plus fragiles à l’oxydation ou aux déviances, nécessitent une grande vigilance à la cave et lors de la distribution. Cela explique qu’ils restent surtout présents chez des cavistes, bars à vins spécialisés ou tables amies, peu sur les rayons de supermarché.

Pas de recette miracle : chaque bouteille est une aventure. On boit du vivant, parfois éclatant, parfois trouble, mais toujours enraciné dans l’ici et le maintenant.

Portraits croisés : lieux, visages, gestes

Quelques noms voguent sur toutes les lèvres :

  • Les Griottes : une des plus anciennes caves naturelles de l’Anjou, port d’attache de nombreux apprentis devenus figure de la scène ligérienne oscillant entre matières tanniques et digeste sourires.
  • Puy Notre-Dame et Martigné-Briand : hameaux-laboratoires où se côtoient Parcelles du Clos des Treilles, Les Vins d’Adrien, la Sansonnière ou les Champs Libres.
  • Les salons underground : du Local au Sans Soufre, du Off à la Dive, chaque hiver, la nef angevine bruisse d’accents français, anglais ou japonais venus humer les nouveautés et s’aventurer sur les terres mouvantes du naturel.

Ici, la star n’est pas un cépage mais un écosystème : cabernet, chenin, pineau d’aunis, grolleau, sauvignon, gamay dialoguent et se frottent à la même énergie terrienne. La main vigneronne prime sur l’énoncé du protocole : c’est la poésie d’une intuition, le refus d’une recette.

Alors, la vinification naturelle : exception ou nouvelle norme ?

Qu’on soit de passage ou habitant enraciné, il suffit d’arpenter la coulée de l’aubance, de se perdre dans les ruelles de Rablay-sur-Layon, d’écouter le grondement sourd lors d’un salon, pour comprendre : l’esprit du vin nature, ici, ne fait pas école ; il fait famille.

La vinification naturelle n’est pas majoritaire au Royaume du Layon, mais elle n’a jamais été si courante qu’en cet instant. L’Anjou, loin du folklore, devient chroniqueuse des nuances et des dérives : témoin d’un artisanat à hauteur d’humain, d’une quête de vérité et d’émotion plus que de pureté technique.

Ce qui compte, ce n’est pas la proportion, c’est l’élan. Le Maine-et-Loire, infatigable terre d’accueil, donne aux vins naturels un de leurs laboratoires d’Europe les plus vivaces. Pour le promeneur comme pour le dégustateur curieux, la meilleure synthèse se goûte au hasard d’un verre, l’oreille tendue vers les éclats et les silences d’un vin qui ne se fait jamais seul.

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