Un territoire de nuances : Angers au carrefour des rouges

Dans cette grande mosaïque ligérienne, où la vigne glisse de côteau en côteau et où la Loire trace sa ligne d’argent, deux appellations rouges se croisent, se frôlent, parfois se confondent : Anjou et Anjou-Villages. À première vue, l’une et l’autre déroulent le tapis rouge – au propre comme au figuré. Mais un pas de côté, et déjà apparaissent d’autres couleurs, d’autres gestes, d’autres histoires à décanter.

Pour qui a déjà fait claquer un bouchon d’Anjou ou d’Anjou-Villages, la comparaison s’impose – mais les différences aussi, tout en nuances. Au-delà des étiquettes, ce sont deux mondes parallèles, deux écritures du Cabernet franc sur les terres d’Anjou. Où commence l’un, où s’arrête l’autre ? Ici, les détails ne sont pas secondaires : ils donnent leur vraie voix à chaque vin.

La carte et le terrain : délimitation des deux appellations

S’il existe près de 40 AOC dans le vignoble angevin, les appellations Anjou et Anjou-Villages se partagent la scène des rouges secs, chacune sur des terroirs bien définis mais intriqués.

  • Anjou :
    • S’étend sur près de 128 communes, de la rive sud de la Loire jusqu’aux portes de Saumur.
    • Environ 1 700 hectares en production pour les rouges en 2023 (Source : InterLoire).
    • Couvre une large palette de terroirs : sables, schistes, argiles, graviers…
  • Anjou-Villages :
    • Créée en 1991, plus confidentielle : 46 communes délimitées pour leur potentiel.
    • Près de 500 hectares en production en 2023.
    • Localisées sur les meilleurs coteaux : schistes, grès, sables bruns.

La sur-catégorisation n’est pas qu’une lubie administrative. C’est la recherche, parfois intransigeante, d’une expression plus pure, plus tendue, des meilleurs terroirs à rouges du grand Anjou.

Les cépages d’Anjou : l’épicentre du Cabernet franc

Si la Loire blanche papillonne entre Chenin, Sauvignon et Melon, ici, la couleur est posée par excellence : le Cabernet franc (aussi appelé Breton). Sa finesse, sa fraîcheur, sa structure légère mais nerveuse, font école.

  • Anjou : Cabernet franc largement majoritaire (minimum 80 % depuis 2011), complété parfois par du Cabernet sauvignon (jusqu’à 20 %).
  • Anjou-Villages : Cabernet franc est strictement requis (100 %), même si le Cabernet sauvignon est autorisé en assemblage, sous réserve, selon le cahier des charges, avec des restrictions plus fortes. Jamais de cépages accessoires.

C’est l’appellation Anjou qui autorise la part la plus souple d’assemblage, incarnant ce grand registre angevin où la tradition s’accommode de variations, tandis qu’Anjou-Villages vise une forme d’ascèse du cépage rouge ligérien.

Terroirs, sols et paysages : quand la géologie modèle le vin

Le jeu des appellations est indissociable d’un paysage. Sous les pieds de vignes, c’est tout un théâtre géologique :

  • Anjou : panaché de sols, du schiste de la vallée du Layon aux argiles à graviers, en passant par les sables bruns sur la rive sud. Du fait de cette diversité, les styles peuvent varier : légèreté, fraîcheur, croquant dans les sables, structure plus droite sur le schiste.
  • Anjou-Villages : sélection rigoureuse des meilleurs reliefs — coteaux exposés, schistes et grès, parfois « pierre de tuffeau » en lisière. Toujours des terres pauvres, caillouteuses, qui forcent la vigne à descendre profond : cela apporte densité, sévérité, intensité.

Un vigneron me confiait jadis au marché de Thouarcé : « Dans le schiste d’Anjou-Villages, le cabernet se durcit, se tient droit. Dans les sables d’Anjou, il chante plus libre, plus immédiat ». Une vérité d’expérience.

On souligne souvent que les parcelles d’Anjou-Villages sont toujours implantées sur les zones réputées parmi les meilleurs “terroirs rouges” de l’Anjou noir, là où la vigne lutte, souffre, et donne donc le plus.

Règlementations : quand le cahier des charges fait la différence

La distinction entre Anjou et Anjou-Villages ne tient pas qu’à la géographie. Les textes mêmes du décret d’appellation dessinent deux profils distincts :

  • Rendements autorisés :
    • Anjou : 60 hl/ha maximum (baisse à 50 en ambitions récentes pour le qualitatif).
    • Anjou-Villages : 50 hl/ha (toujours restreint pour garantir la concentration).
  • Maturité des raisins à la vendange :
    • Anjou : potentiel alcool minimum de 10,5 %.
    • Anjou-Villages : minimum 11 %, souvent atteint et dépassé grâce à la sélection parcellaire.
  • Élevage obligatoire :
    • Anjou : ventes autorisées dès le 15 décembre suivant la récolte.
    • Anjou-Villages : élevage plus long, jusqu’au 15 avril. Le vin doit donc passer le printemps « en cave » avant d'apparaître en bouteille.

À travers ces règles, l’esprit des deux appellations s’exprime : Anjou veut rester ouvert, abordable, friand ; Anjou-Villages préfère la patience, la densité, la franchise.

Style des vins : deux tempéraments, une même fraîcheur

Passer du verre d’Anjou à celui d’Anjou-Villages, c’est changer de tempo :

  • Anjou rouge : la couleur s’allume d’un rubis vif, le nez est jeune, immédiat, évoquant souvent la fraise, la framboise, la pivoine, la groseille. Tannins modérés, bouche vive, gouleyante. On le boit jeune, parfois légèrement rafraîchi, avec tout ce qui sort du grill un soir d’été.
  • Anjou-Villages : plus profond par sa robe, épices et fruits noirs s’entremêlent (cassis, cerise noire, poivron mûr, violette, réglisse). Les tannins sont présents, un rien fermes dans la jeunesse, mais s’arrondissent à mesure que le vin prend quelques années. La finale porte une tension minérale nette, parfois saline, héritée du schiste. À table : viandes rouges, gibier, plats mijotés trouvent un allié précieux.

Ce sont des vins nés de la même rivière, mais dans lesquels le sol, la main du vigneron, l’exigence du temps font varier à l’infini les nuances de la Loire rouge.

Ancrage historique : du vin de soif au vin de garde

Avant la reconnaissance d’Anjou-Villages en 1991, toute la production rouge entrait dans le grand ensemble "Anjou". Encore au début des années 1980, l’essentiel des vins rouges de la région étaient bus jeunes, parfois légers au point de ressembler à des rosés, ou de partir vers les vins nouveau. C’est une poignée de vignerons — voyez les familles Foucault ou Sanzay — qui, à force de sélections massales et de retour aux petits rendements, ont montré que l’Anjou pouvait aussi donner des rouges de garde, complexes et puissants (Le Figaro Vin).

De là est née l’appellation Anjou-Villages, qui revendique cette capacité au vieillissement, tout en gardant les parfums du fruit. Nombre de bouteilles tiennent dix ans sans faiblir, gagnant en arômes tertiaires, en notes de cuir, en subtilité florale ou truffée.

Les chiffres qui parlent : production, reconnaissance et marché

Les données 2023 témoignent d’un net contraste :

  • Anjou rouge : ~70 000 hectolitres produits en 2022-2023 (source : InterLoire)
  • Anjou-Villages : moins de 10 000 hectolitres (plus confidentiel : moins de 10% du total rouge).

Anjou est donc le compagnon quotidien, le vin de copains et de bistrots, présent sur toutes les tables de la région et exporté dans plus de 30 pays, principalement vers l’Allemagne, la Belgique et le Royaume-Uni. Anjou-Villages, en revanche, reste un vin localement reconnu mais à forte présence sur les cartes de restaurants gastronomiques (étoilés à Angers, Paris, Londres).

Le prix aussi marque une nette différence : un Anjou rouge se trouve à partir de 6 à 12 € chez le caviste, là où Anjou-Villages commence autour de 10€ et va volontiers frôler les 25€ chez certains des meilleurs producteurs (Domaine Angevin, Domaine Ogereau, etc.).

Quelques domaines et cuvées emblématiques

Pour mieux s’orienter, quelques exemples parlants :

  • Domaine Baptiste Cousin (Martigné-Briand) : cuvées “Corbineau” (Anjou), vin de soif, fruité explosif.
  • Domaine Patrick Baudouin : “La Fresnaye” (Anjou-Villages), charpente et minéralité, parfait pour 8-10 ans de garde.
  • Domaine René Mosse : “Anjou Rouge” (franc du collier, presque entier en cabernet, souple et juteux).
  • Domaine Ogereau : “Anjou-Villages” classique, au profil sérieux et élégant.

Ces adresses racontent à leur manière l’écart de style, de prix, d’ambition entre les deux appellations.

À retenir et pistes à explorer

Entre Anjou et Anjou-Villages, la Loire offre deux lectures d’un même cépage, deux vibrations du cabernet franc. D’un côté, une accessibilité désarmante, la fraîcheur du fruit, la compagnie facile. De l’autre, l’intensité, la garde, le souvenir d’un sol qui s’imprime dans la mémoire du vin.

La tendance récente : certains jeunes vignerons brouillent volontairement les frontières, choisissant l’AOC Anjou pour des vins ciselés, profonds, ou à l’inverse, signant des Anjou-Villages d’une souplesse rare. À l’heure où l’appellation est plus un outil qu’une finalité, n’hésitez pas à vous faire votre palais, à ouvrir les deux bouteilles côte à côte, à écouter ce que chaque terroir et chaque main vigneronne souhaitent faire entendre.

Besoin d’en savoir plus ? Les domaines se visitent, les vignerons parlent, et la Loire poursuit son lent travail de sédimentation. Entre deux verres, le débat reste ouvert — et c’est tout ce qui fait battre le cœur de l’Anjou.

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